Un mot de combat, de Renoir à Gauguin
Paul Gauguin, La Vision après le Sermon (ou La lutte de Jacob et de l'ange), 1888, huile sur toile, 72,2 x 91 cm, Edimbourg, National Galleries of Scotland. Source : CC by NC, Photography by Antonia Reeve.


Paul Gauguin, La Vision après le Sermon (ou La lutte de Jacob et de l'ange), 1888, huile sur toile, 72,2 x 91 cm, Edimbourg, National Galleries of Scotland. Source : CC by NC, Photography by Antonia Reeve.
Le tournant des années 1890 marque le véritable triomphe du concept d’ « impressionnisme » qui ne désigne plus un corpus précis, tel que l’avait délimité Théodore Duret dans le « groupe primordial », mais une vaste mêlée artistique qui se mélange dans un « tohu bohu d’expositions hâtives et hétérogènes » [1].
S’ils ont voulu stylistiquement se distinguer de la technique d’un Claude Monet, les artistes qui seront rassemblés sous le terme de « post-impressionnisme » (Cézanne, Gauguin, Van Gogh ou, plus tard, Seurat) n’en ont pas moins forgé leur propre langage en se situant dans un espace terminologique dominé par le concept d’impressionnisme;. C’est bien en tant que « néo-impressionnisme » que le chromoluminarisme; de Seurat et Signac s’affirme publiquement en 1886-1887 sous la plume autorisée de Félix Fénéon. Gauguin s’installe dans le même segment « impressionniste » quand il désigne en tant que « groupe impressionniste et synthétiste », le rassemblement d’artistes qui présentent leurs peintures au Café Volpini à l’été 1889. Le peintre se considère toujours comme un « impressionniste » jusqu’en 1890 au moins, soit deux ans après qu’il a peint La Vision après le sermon; et fixé les contours de son « synthétisme » avec Émile Bernard à Pont-Aven à l’été 1888.

Claude Monet, Impression, soleil levant1872, huile sur toile, 48 x 63 cm, Paris, Musée Marmottan. Source : MMM
Simultanément revendiqué par plusieurs groupements artistiques, des « vétérans de l’impressionnisme » aux « néo-impressionnistes » en passant par les « impressionnistes et les synthétistes », l’impressionnisme devient un véritable pôle moderne qui, à l’échelle du « moment symboliste », contraste avec le très réactionnaire Salon de la Rose+Croix. Il importe donc de comprendre et d’analyser les raisons qui ont poussé, puisque ce n’est pas pour définir leur style, ces nouvelles générations et une majorité de leurs critiques à réinvestir massivement, jusqu’à l’épuisement, cet -isme né en 1874 du tableau de Claude Monet, Impression, soleil levant.[2]
Ce phénomène de diffraction du spectre de l’impressionnisme atteste en premier lieu de la pérennité d’un -isme qui véhicule toujours un imaginaire révolutionnaire et moderniste, en mesure d’augmenter la force de frappe de ces manifestations « néo-impressionnistes » ou des « impressionnistes et synthétistes » dans le champ artistique. Nous retrouvons la fonction originelle du mot, quand il fut brandi par les peintres du « groupe primordial » à l’occasion de leur Troisième exposition de 1877. Rétrospectivement, Pierre-Auguste Renoir, qui fut l’un des premiers à militer pour l’adoption du terme et l’un des animateurs de l’éphémère revue L’Impressionniste, se souvient ainsi de ses motivations :
“ Dire que c’est moi qui ai insisté pour qu’on gardât à notre groupe ce qualificatif que lui avait donné, par dérision, le public devant une toile de Monet intitulée Impression. Par-là, je voulais simplement dire aux passants : "Vous trouverez ici le genre de peinture que vous n’aimez pas. Si vous venez, ce sera tant pis pour vous, on ne vous remboursera pas vos dix sous d’entrée". ”

Claude Monet, La Gare Saint-Lazare, 1877, huile sur toile, 75 x 105 cm, Legs Gustave Caillebotte, 1896, Paris, musée d'Orsay. Source : Musée d'Orsay, dist. GrandPalaisRmn / Patrice Schmidt
Avant même de définir un style ou d’être associé à une théorie artistique par l’action d’auteurs comme Théodore Duret, l’impressionnisme fut une bravade, une « blague en étendard »[3], qui permet aux artistes de se manifester par la provocation. La critique en effet, ne s’y est pas trompée, de Jules Clarétie qui ironise « Les étiquettes ! Tout est là. Trouver une étiquette cela équivaut à trouver une fortune […] Grâce à elle, l’impressionnisme est une force [4] », à Guy de Conthy, qui se réfère à la légende de ce général et homme d’État athénien du Ve siècle avant J-C, qui aurait coupé la queue de son chien, dans le seul but que « les Athéniens bavardent à ce sujet » :
“ Hier, ils s'appelaient "impressionnistes", ce qui évoquait immédiatement le souvenir du chien d'Alcibiade, cet autre impressionniste à la manière de son maître. ”

Georges Seurat, Poseuses, 1886-1888, huile sur toile, 200 x 249,9 cm, Philadelphie, Bernes Foundation. Source : The Barnes Foundation, Public domain.
Dix ans après la Troisième exposition de 1877, l’impressionnisme fonctionne encore à la manière d’un mot de combat. Gauguin, Seurat et les avant-gardes artistiques s’en servent à leur tour pour manifester leur attitude contestataire dans un monde de l’art qui se pense toujours sur un mode bifocal, dans l’opposition schématique entre l’ancien monde des Beaux-Arts et de l’Institut et un impressionnisme qui représente l’art de demain. Paul Gauguin peut ainsi déclarer :
“ L’impressionniste est un pur, non souillé encore par le baiser putride des Beaux-Arts (École). ”

Émile Bernard, Le Pardon dit aussi Les Bretonnes, 1888, huile sur toile, 73 x 92 cm, achat grâce au mécénat exclusif du groupe AXA par l'Etablissement public du musée d'Orsay et du musée de l'Orangerie pour le compte de l'Etat, 2019n Paris, musée d'Orsay. Source : Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais/Patrice Schmidt.
Son véritable adversaire quand il organise l’Exposition Volpini en 1889 n’est pas l’impressionnisme mais bien l’Académie : « Heureux les peintres anciens qui n’avaient pas d’académie » [5] écrit-il. Si certains de ces nouveaux impressionnistes sont précisément en rupture avec le modèle académique – ainsi Seurat rejoint-il le Salon des Indépendants en sortant de l’École des Beaux-Arts – rappelons que Gauguin, peintre autodidacte qui s’est essentiellement formé auprès de Pissarro, soit à l’« école » de l’impressionnisme », n’a pas eu d’Académie. Il ressemble à ces « débutants qu’éprouvaient encore les exigences de la saine technique, solide et surveillée » dont parle Jacques-Émile Blanche, en se remémorant l’attrait quasi-magique de ce mot sur les jeunes générations de peintres :
“ Ce néologisme nous ravissait, exaltait : trouvaille disait-on de Monet lui-même. Que désignait-il ? Un ravissant nettoyage de la boîte à couleurs, une gamme de tons légers, délicieux, le mauve, le bleu ; des esquisses autorisant maintes licences pour les débutants qu’éprouvaient encore les exigences de la saine technique, solide et surveillée. ”

Camille Pissarro, La maison Delafolie (dit aussi de la folie) à Eragny, 1885, huile sur toile, 73 x 60,5 cm, Grenoble, musée de Grenoble, dépôt du musée d'Orsay. Source : Ville de Grenoble / Musée de Grenoble-J.L. Lacroix
Sans refléter une technique particulière, l’impressionnisme passe ici pour un synonyme de liberté créatrice et d’émancipation de la palette ; il répond précisément à cette quête d’une expression originale qui fut bien celle des « néo-impressionnistes » quand ils le MANQUE UN MOT (nomment ?) « chromoluminarisme » en 1885-1886, ou des « synthétistes » quand ils fixent leur style aux environs de 1888. Gauguin s’en sert précisément pour signifier la radicale nouveauté de son projet artistique : « Je considère l’impressionnisme comme une recherche tout à fait nouvelle, s’éloignant forcément de tout ce qui est mécanique tel que la photographie, etc. » [6] Plus encore, le terme catalyse tout l’imaginaire de rupture, l’esprit de révolte qui anime le peintre à la fin des années 1880 :
“ Les gens qu’on envoie aux colonies sont généralement ceux qui font des bêtises, volent la caisse, etc. Mais moi, un artiste impressionniste – c'est-à-dire un insurgé – impossible ! ”

Paul Gauguin, Autoportrait (Les misérables), 1888, huile sur toile, 44.5 cm x 50.3 cm, Amsterdam, an Gogh Museum. Source : Van Gogh Museum, Amsterdam (Vincent van Gogh Foundation)
Nous sommes loin du simple réflexe opportuniste que de nombreux historiens (Rewald [7], Leymarie [8], Smith [9]) prêtaient à Gauguin ou Seurat : l’impressionnisme représente ici bien plus qu’un simple mot-façade, qu’une étiquette en mesure de susciter le débat ou d’aider à mieux vendre. Dans sa correspondance, le peintre se revendique avec fierté d’un -isme qui, s’il ne lui sert pas à définir son identité artistique, remplit une fonction plus déterminante encore, se (re)définir socialement. Être « impressionniste », c’est d’abord rompre avec ce qu’il a été, lui qui dix ans plus tôt travaillait encore à la Bourse et menait un train de vie bourgeois. L’ « impressionnisme » est ce mot qui accompagne sa mue d’artiste, cette profession de foi qui lui permet d’assumer son choix de vie, d’affirmer sa nouvelle identité et sa nouvelle position sociale. Ainsi ce qui n’était chez Renoir qu’une bravade, un « intentionnisme » pour reprendre l’un des termes de la critique, peut devenir une véritable ligne de conduite, une politique individuelle que Gauguin s’est imposée à lui-même et a imposé à ses camarades :
“ Que me parlez-vous de mon mysticisme terrible. Soyez impressionniste jusqu’au bout et ne vous effrayez de rien ! ”

Vincent Van Gogh, Le Smeur, 1888, huile sur toile, 73 x 92 cm, Zürich, collection Emil Bührle. Source : Bührle Collection / buehrle.ch.
Clément Siberchicot a donc raison d’avancer que Gauguin et les synthétistes « récupèrent un label » qui est « synonyme d’indépendance, d’intransigeance, d’expérimentation. » À la veille de la publication de l’article-manifeste d’Albert Aurier sur le « symbolisme en peinture » – et avant que l’injonction « Soyez impressionniste » ne soit remplacée par ce second mot d’ordre « Soyez symbolistes » – le concept d’impressionnisme reste donc l’horizon quasi indépassable des discours sur l’art moderne. Aucun artiste n’entend alors rejeter un -isme à la force de frappe considérable, qui catalyse tout l’imaginaire de liberté, d’autonomie, d’originalité associé à l’art moderne, par opposition au modèle winckelmanien d’un « art impersonnel », d’une beauté « sans saveur particulière. » En témoigne la réaction de Vincent Van Gogh, quand le critique Albert Aurier tente une première fois, en janvier 1890, de substituer le « symbolisme » à l’« impressionnisme » :
“ Voyez-vous, il me semble si difficile de faire la séparation entre impressionnisme et autre chose ; je ne vois pas l’utilité d’autant d’esprit sectaire que nous avons vu ces dernières années, mais j’en redoute le ridicule. ”

Paul Gauguin, Portrait de l'artiste au Christ jaune, entre 1890 et 1891, huile sur toile, 38 x 46 cm, achat avec la participation de Philippe Meyer et d'un mécénat japonais coordonné par le quotidien Nikkei, 1993. Paris, musée d'OrsaySource : Musée d’Orsay, dist. GrandPalaisRmn/Patrice Schmidt
C’est l’impossibilité de se penser ailleurs que dans l’impressionnisme, qui rend la perspective d’une rupture symboliste presque impensable. Non pas que les nouvelles générations ne ressentent pas le besoin de se redéfinir par rapport à leurs prédécesseurs – la prolifération des étiquettes « néo-impressionnistes », « cloisonistes [sic] » ou « synthétistes » apporte la preuve du contraire – mais tous ces processus de différenciation se pensent et s’opèrent à l’intérieur d’un cadre historique et idéologique défini par l’impressionnisme. S’ils n’adhèrent pas ou plus à l’impressionnisme en tant que style, la génération de Gauguin adhère au geste de rupture et d’ouverture accompli par les impressionnistes dix ans plus tôt en 1877.
On ne peut manquer de s’interroger sur la pertinence d’un tel usage du terme dans la seconde moitié des années 1880 : il semble que Gauguin radicalise de façon outrée l’arrière-plan sémantique d’un -isme qui représente un comble de subversion sociale, au moment précis où les peintres du « groupe primordial », et avec eux l’impressionnisme, cessent d’effrayer et s’embourgeoisent :
“ Le temps a marché depuis, et le terrible mot qui suffisait pour alimenter la verve de plusieurs vaudevillistes ne paraît plus ni drôle, ni dangereux. ”
L’usage qu’en propose Gauguin est-il simplement anachronique, ou traduit-il au contraire la longévité ou le regain de l’imaginaire révolutionnaire associé à l’impressionnisme ? Cet impressionnisme hégémonique forme à lui seul un champ qui menace toujours d’imploser, un cadre social hautement conflictuel, chargé de tensions et de luttes d’influence qui seront précisément à la racine du schisme du « symbolisme en peinture », geste parricide et fratricide, autant que tentative de refondation conceptuelle et de clarification des discours.
[1] Edmond Durand-Tahier, « Critique d’art. Exposition des néo-impressionnistes, La Plume, 15 décembre 1892, p. 531
[2] Sur l’origine de l’étiquette “impressionnisme”, voir Stephen Eisenman, « The Intransigent Artist or How the Impressionists Got Their Name », dans Mary Lewis (dir.), Impressionism and Post-Impressionism, Berkeley, University of California Press, p. 149-161.
[3] Pierre Wat, « Procession des ismes ou parade des individus ? Comment s’écrit l’histoire de l’art du XIXe siècle », dans Bertrand Tillier (dir.), Le XIXe siècle, Paris, Citadelles et Mazenod, 2016, p. 21-74.
[4] Jules Clarétie, « Le Mouvement parisien. L’Exposition des impressionnistes », L’Indépendance belge, 15 avril 1877, p. 1.
[5] Paul Gauguin, « Notes sur l’art à l’Exposition universelle », Le Moderniste illustré, n° 11, 4 juillet 1889, p. 84-86.
[6] Lettre de Paul Gauguin à Émile Bernard, novembre 1888.
[7] Pour John Rewald, Gauguin « espérait probablement bénéficier de la sympathie que gagnaient les impressionnistes auprès de quelques amateurs. » (John Rewald, Le post-impressionnisme. De Van Gogh à Gauguin, Paris, Albin-Michel, 1961 ; rééd. Hachette littérature, collection Pluriel, 2004, p. 275.)
[8] Jean Leymarie suppose que « le terme impressionniste, encore chargée de pouvoir révolutionnaire, avait été maintenu dans un esprit de réclame. » (Jean Leymarie, L’impressionnisme : étude biographique et critique, Lausanne, Skira, 1959, p. 88.)
[9] Paul Smith justifie ainsi l’adhésion de Seurat au concept d’ « impressionnisme » : « Seurat a posé en tant qu’Impressionnisme dans le seul but de profiter des influents Pissarro et Alexis afin d’intégrer la Huitième exposition et à la publicité qu’elle génère, sans manifester de sympathie pour leur esthétique, ses fondements philosophiques, et son positionnement politique. » (Paul Smith, Seurat and the avantgarde, New-Haven, Yale University Press, 1997, p. 66. Nous traduisons.)
[10] Clément Siberchicot, L’Exposition Volpini, 1889. Paul Gauguin, Émile Bernard, Charles Laval : une avant-garde au cœur de l’Exposition universelle, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 71.
Olivier Schuwer, « « Impressionnisme » : un mot de combat, de Renoir à Gauguin », Impressionnisme.s [en ligne], mis en ligne le 08 Jul 2024 , consulté le 10 Feb 2025. URL: https://impressionnismes.fr/definition/impressionnisme-un-mot-de-combat-de-renoir-a-gauguin/