« V’là les impressionnistes ! » Mentions et images de l’impressionniste à Pont-Aven.
Corwin K. Linson, Les Artistes et leurs porte-bagages à Pont-Aven, encre sur papier, 15x48,5 cm, Collection particulière, 1889. Source : Victoria Chiado Orblin.

Comment l’adjectif impressionniste a-t-il été utilisé dans un temps et un lieu qui ne sont pas ceux de l’impressionnisme dans l’historiographie traditionnelle :
la Bretagne entre 1886 et 1893 ?
Pour se donner une idée de l’usage de ce terme, ses occurrences pertinentes ont été relevées, à partir de sources primaires et de témoignages des différents acteurs présents sur place, représentatifs de différents cénacles artistiques – l’entourage de Gauguin et les artistes internationaux présents au même moment. L’expression ne serait pas employée pas en fonction du style pictural, mais de l’attitude de l’artiste, dans le village, en lutte contre son milieu.
Les artistes internationaux à Pont-Aven : des peintres de plein air anti-impressionnistes ?
Le témoignage de l’américain Julian Alden Weir est le premier dont nous disposons sur les rapports entre un artiste américain de Pont-Aven et les artistes impressionnistes. Il commente sa visite de l’exposition impressionniste en 1877 à Paris dans un courrier
du 15 avril :
“ « I went across the river the other day to see an exhibition of the work of a new school which call themselves ‘‘Impressionalists”. I never in my life saw more horrible things. […] They do not observe drawing nor form but give you an impression of what they call nature. It was worse than the Chamber of Horrors …[1] » ”
L’usage du terme sous la plume de Weir ne fait aucun doute : l’artiste identifie le terme « impressionniste » à la démarche d’un groupe spécifique, dont la manière de travailler se fonde sur l’impression sur nature plutôt que sur le dessin et la forme. Son appréciation artistique est sans appel : cette exposition était pour lui pire qu’une « chambre des horreurs ».
Cette antipathie pour le style pictural des tableaux impressionnistes peut sembler contradictoire avec le fait que les artistes de la colonie de Pont-Aven pratiquent la peinture en plein air.
En effet, Pont-Aven, autour de 1880, est une colonie artistique peuplée majoritairement d’artistes anglo-saxons – depuis environ une dizaine d’années. À ce moment, suivant le modèle de Jules Bastien-Lepage, des artistes tels que Arthur W. Dow, Edward L. Field, Alexander T. Harrison, Walter Griffin, Julian Alden Weir, William Picknell, pratiquent une peinture à tendance naturaliste – alliant une attention à la lumière naturelle tout en proposant des œuvres aux dessins et formes harmonieux [2].

Street Scene, Pont-Aven, reproduit dans Anne C. Goater, « A Summer artistic in an artistic haunt », Outing, octobre 1886, 8-1, p.6. Source : Victoria Chiado-Orblin
La majorité des artistes plébiscite à Pont-Aven un mode de vie bohème, où il est tout à fait admis de « gâcher de la toile » en plein air [3]. Il est néanmoins sous-entendu que le résultat de ce « gâchis » n’est pas présenté au Salon. Le plein air n’a pas vocation à se substituer aux conventions académiques, mais est une manière de les renouveler. Le fait qu’eux-mêmes peignent en plein air n’est pas déterminant dans leur perception de l’art impressionniste, car, pour eux, seul le résultat compte. Et le mot n’est connu que par ceux qui suivent l’actualité des expositions parisiennes [4].
Les artistes de Pont-Aven, dont l’aspiration principale demeure de recevoir une médaille au Salon, semblent donc loin des préoccupations des peintres impressionnistes, au moment même où Gauguin en était une nouvelle recrue.

Paul Gauguin, La Belle Angèle, 1889 huile sur toile, 92 x 73,2 cm, Source : Photo (C) RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski
Renoncer au noir : être un intransigeant.
La plupart des auteurs s’accordent à considérer que la période impressionniste de Gauguin s’achève au moment de son installation durable en Bretagne [5]. Pour autant, l’artiste n’abandonne pas l’usage du terme, qu’il semble utiliser pour qualifier sa situation artistique. Dès décembre 1885, il espère voir dans l’exposition à venir [6], où seront présentés de « nouveaux impressionnistes », « le point de départ de [son] succès » [7]. Au mois de juin de l’année suivante, au moment même où il considère qu’il serait « raisonnable de filer en Bretagne », il estime que l’exposition a « remis toute la question de l’impressionnisme sur le tapis et favorablement » [8]. C’est donc avec confiance que Gauguin aborde son avenir artistique lors de son arrivée à Pont-Aven en 1886. Son enthousiasme se lit dans les courriers qu’il écrit à sa femme Mette, notamment le 25 juillet: « [ma] peinture soulève beaucoup de discussion, et je dois le dire, trouve un accueil favorable chez les Américains [9]».
Les mémoires du peintre écossais Archibald Standish Hartrick publiées en 1939 [10] confirment les propos de Gauguin concernant l’accueil de sa peinture à Pont-Aven. Un jour, autour de juin 1886, alors que Gauguin transportait dans l’auberge une toile, aujourd’hui identifiée comme La Baignade au Bois d’amour [11], il devient la cible d’une attaque de l’artiste Hubert Vos. Cette interpellation a attiré l’attention de son « pupille » Ferdinand du Puigaudeau, qui est allé voir Gauguin pour recevoir ses conseils [12]. Finalement, peu de temps après, Hubert Vos consultait secrètement son ancien élève sur les méthodes et théories de Gauguin, ce qui l’amena à ne plus utiliser le noir dans les ombres et à le substituer par les points de couleurs pures [13]. L’anecdote de Hartrick, s’achève sur une lettre rédigée à Fernand Cormon par Hubert Vos, il lui écrit qu’il est devenu un « intransigeant » [14]. Hartrick conclut que ce terme désignait alors les « spots painters ».
Celui qui renonce au noir est donc un « intransigeant », autrement dit un peintre qui ne concède rien à la convention académique. Ce terme, utilisé dans la presse parisienne depuis 1874 [15], semble être employé plus spontanément que celui d’impressionniste et celui plébiscité dans la colonie bretonne, pour désigner une manière picturale.

Paul Gauguin, Autoportrait (Les misérables), 1888, huile sur toile, 44.5 cm x 50.3 cm, Amsterdam, an Gogh Museum. Source : Van Gogh Museum, Amsterdam (Vincent van Gogh Foundation)
« Les Américains sont furieux contre l’impressionnisme ».
L’accueil favorable que connaît la peinture de Gauguin en 1886 n’a plus cours en 1888. L’animosité augmente entre Gauguin et les peintres étrangers : la plupart le trouvent fou [16]. En même temps, l’entourage de Gauguin en Bretagne augmente et se consolide, formant ainsi un autre groupe à part entière. Finalement, en août, Gauguin écrit à son ami Emile Schuffenecker que « les Américains sont furieux contre l’impressionnisme » [17]. Cette hostilité va – a minima – jusqu’à l’agressivité verbale, Gauguin disant qu’il a été obligé de menacer pour avoir la paix [18]. De même, à propos d’un autoportrait [19] réalisé à Pont-Aven, il se présente comme ce « Jean Valjean que la société opprime, mis [sic] hors la loi, avec son amour, sa force, n’est-il pas aussi l’image d’un impressionniste aujourd’hui. [20]» C’est dans ce climat hostile qu’il faut entendre le nouveau sens que donne Gauguin au terme “impressionniste”. Ce dernier devient l’artiste incompris pour son art et ses idéaux – ici, face à la société artistique que forme Pont-Aven. L’usage du mot se conditionne par rapport à un regard extérieur : les peintres du Salon présents au sein de la colonie contre qui Gauguin est en lutte.
Le peintre Maxime Maufra fournit deux rares témoignages sur la cohabitation des peintres à Pont-Aven, qui nous permettent de mieux comprendre la perception de Gauguin impressionniste et de son cénacle par les autres artistes de Pont-Aven. Dans ses mémoires, il se souvient que le 13 juillet 1890, il a vu arriver sur la place du village de Pont-Aven, « une carriole semblant contenir une bande de romanichels » et les autres peintres commentent alors : « V’là les impressionnistes » [21]. En 1893, il publie une lettre dans les Essais d’Art libre, dans laquelle il rend compte de la situation artistique de Pont-Aven que Gauguin « révolutionna » au moment où « l’atelier Julian [22] y faisait alors majorité. Parmi les Américains (presque tous étaient de cette nationalité), il y avait des mentionnés, des médaillés du Salon. Ils étaient choyés et respectés dans ce pays […] ! Songez dans quelle situation pouvait se trouver Gauguin au milieu d’eux. […]. Bref, les Impressionnistes comme on les appelait, restèrent seuls. Gauguin était la tête[23] ».
L’usage que fait Maufra du terme impressionniste en 1893 est intéressant, en ce qu’il qualifie le groupe de Gauguin vu de l’extérieur, par des artistes internationaux et académiques. Il ne s’agit pas d’une appréciation de leur style pictural, mais bien de leur manière d’être en société, marginale et excentrique. Hubert Vos pouvait se considérer comme un intransigeant, mais être un impressionniste signifiait faire partie du groupe de Gauguin.
Cette vision extérieure du groupe des impressionnistes est illustrée, littéralement, par une image en deux exemplaires. Le premier est un dessin à l’encre de l’illustrateur Corwin K. Linson, daté de 1889 et probablement réalisé sur place à Pont-Aven.
Le second est l’impression de ce dessin dans un article de journal de 1910 [24] et où les différents personnages sont identifiés. Sous l’appellation générique « les Impressionnistes », le défilé présente « Le Maître » [25], « Ses Admirateurs » et « Leurs porte-bagages ». Les impressionnistes dans le village, déambulant mains dans les poches vers l’auberge, offrent ainsi une image très différente des autres artistes, sagement assis, travaillant en plein air à leur chevalet. La question n’est pas celle de l’œuvre créée, mais bien du comportement transgressif de l’artiste – avec Gauguin pour tête – en société, ici la colonie artistique en tant que scène artistique.

Corwin K. Linson, Les Artistes et leurs porte-bagages à Pont-Aven, encre sur papier, 15x48,5 cm, Collection particulière, 1889. Source : Victoria Chiado Orblin.

Corwin K. Linson, The ‘‘Impressionists’’, illustration de l’article « Pont-Aven Vignettes » dans Scribner’s Magazine, 47-4, avril 1910, p.427. Source : Victoria Chiado Orblin
[1] Dorothy Weir Young, The life and letters of J. Alden Weir, New-York, Kennedt Graphics – Da Capto Press, 1971, p. 123.
[2] Pour en savoir plus : Gabriel Weisberg, Beyond impressionnism : the naturalist impulse in European art 1860-1905, London : Thames and Hudson, 1992 ; David Sellin (dir.), American in Brittany and Normandy (catalogue d’exposition, Pennsylvania), Phoenix, Phoenix Art Museum, 1982.
[3] Henry Jones Thaddeus, Recollection of court painter, Londres John Lane 1912 p22 : « the cosmopolitan crowd devotes itself equally to the spoiling of canvas and to a thorough enjoyment of the open-air », p.22.
[4] Le cas de Julian Alden Weir en est un exemple.
[5] Voir notamment Charles F. Stuckey « les années impressionnistes » et Claire Frèches-Thory, « Gauguin et la Bretagne 1886-1890 » dans Richard Bretell, Françoise Cachin, Gauguin (catalogue d’exposition, Paris, 1989), Paris, Réunion des Musées nationaux / Musée d’Orsay, 1989, p.41-47 et p.79-89 ; Michael R. Orwicz, « Paul Gauguin et la dialectique spatio-temporelle de la modernité », dans Frédéric Cousinié, Impressionnisme : du plein air au territoire, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2013, p.39-54.
[6] Il s’agit de ce que l’historiographie considère comme la huitième et dernière exposition du groupe impressionniste. Elle se tient à Paris au 1 rue Laffitte, du 15 mai au 15 juin 1886. Elle réunit Marie Bracquemond, Mary Cassatt, Degas, Jean-Louis Forain, Gauguin, Armand Guillaumin, Morisot, Pissarro père et fils, Redon, Henri Rouart, Emile Schuffenecker, Seurat, Signac, Charles Tillot, Claude Vignon, Federico Zandomeneghi.
[7] Paul Gauguin à Mette Gauguin, Paris, 29 décembre 1885 dans Maurice Malingue, Lettres de Gauguin à sa femme et à ses amis, Paris, Grasset, 1946, p.78.
[8] Paul Gauguin à Mette Gauguin, Paris, première quinzaine de juin 1886 dans Victor Merlhès, Correspondance de Paul Gauguin, documents, témoignages, Paris, Fondation Singer-Polignac, 1984, p.126.
[9] Paul Gauguin à Mette Gauguin, [Pont-Aven], vers le 25 juillet 1886, dans Victor Merlhès, Correspondance de Paul Gauguin, documents, témoignages, Paris, Fondation Singer-Polignac, 1984, p.133.
[10] Archibald Standish Hatrick, A Painter’s pilgrimage through fifty years, Cambridge, University Press, 1939.
[11]Paul Gauguin, La Baignade au Bois d’Amour, huile sur toile, H.60 x L.73 cm, Hiroshima, Museum of Art 1886, W272.
[12] Cette anecdote corrobore ce qu’écrit l’artiste dans sa correspondance : Paul Gauguin à Mette Gauguin, Pont-Aven, fin juillet 1886, dans Victor Merlhès, Correspondance de Paul Gauguin, documents, témoignages, Paris, Fondation Singer-Polignac, 1984, p.126 : « Je travaille ici beaucoup et avec succès : on me respecte comme le peintre le plus fort de Pont-Aven […] tout le monde ici (Américains Anglais Suédois Français) se dispute mes conseils que je suis assez bête de donner ».
[13] Archibald Stanley Hatrick, A Painter’s pilgrimage through fifty years, Cambridge, University Press, 1939, p.32-33.
[14]Ibid, p.33 : « intransigeant » est écrit en français dans le texte. Hartrick précise que le terme « intransigeant » était la manière d’appeler alors les « spots painters ».
[15] Stephen F. Eisenman, « The intransigeant or How the Impressionnists got their Name », dans Charles S. Moffet, The New Painting, Impressionism 1874-1886, (catalogue d’exposition, San Francisco), Oxford, Phaidon, 1986, p.51-59.
[16] Paul Gauguin à Vincent Van Gogh, Pont-Aven, 22 ou 25 juillet 1888 dans Victor Merlhès Correspondance de Paul Gauguin, documents témoignages, Paris, Fondation Singer-Polignac, 1984, p.200 : « Naturellement cette bande de mufles qui sont ici me trouvent [sic] tout à fait fou ».
[17] Paul Gauguin à Emile Schuffenecker, Quimperlé, 14 août 1888, dans Victor Merlhès, Correspondance de Paul Gauguin, documents, témoignages, Paris, Fondation Singer-Polignac, 1984, p.210.
[18] Ibid, p.210.
[19]Paul Gauguin, Autoportrait (Les Misérables), huile sur toile, H.45 x L.55 cm, Amsterdam, Van Gogh Museum, 1888, W309.
[20] Paul Gauguin à Vincent Van Gogh, Pont-Aven, 1er octobre 1888, Amsterdam, Van Gogh Museum, inv. no. b848 V/1962, mis en ligne en 2009, consulté le 18/04/2024, URL : https://vangoghletters.org/vg/letters/let692/letter.html
[21] François Berger et Patrick Ramalde, « ‘‘Souvenirs de Pont-Aven et du Pouldu’’ de Maxime Maufra », Bulletin des Amis du Musée de Rennes, n°2, 1978, p.20.
[22] L’Atelier ou Académie Julian fondée en 1868 par Rodolphe Julian était une école privée de peinture, notamment ouverte aux artistes de nationalités étrangères, et possédait un collège de professeurs de formation académique (Jules Lefebvre, Gustave Boulanger, Tony Robert-Fleury, William Bougguereau, Jean-Paul Laurens). En raison de leurs réputations et de son ouverture, l’Atelier Julian devint un lieu de formation majeur, presque aussi important que l’Ecole des Beaux-Arts. Pour plus d’informations, voir : Catherine Fehrer, The Julian Academy Paris 1868-1939, New-York, Shepherd Gallery, 1989.
[23] Maxime Maufra, « Gauguin et l’Ecole de Pont-Aven », Essais d’Art libre, IV, août 1893 – janvier 1894, p.164-166.
[24] Corwin K. Linson, « Pont-Aven Vignettes », Scribner’s Magazine, 47-4, avril 1910, p.420-427.
[25] Sous la figure du maître, nous proposons d’identifier Paul Gauguin – dont le nez busqué nous parait reconnaissable. De plus, il est mentionné par Bert Bender que Corwin K. Linson a bien connu Gauguin en 1888. Le peu de sources sur l’artiste ne nous permet toutefois pas de faire une affirmation totale et certaine de ce fait, voir « Hanging Stephen Crane in the Impressionnist Museum », Journal of Aesthetics and Art Criticism, 35-1, automne 1976, p.52.
Victoria Chiado Orblin, « Pont-Aven », Impressionnisme.s [en ligne], mis en ligne le 21 Jan 2025 , consulté le 10 Feb 2025. URL: https://impressionnismes.fr/definition/pont-aven/