Edgar Degas

Artiste
Par Catherine Meneux
  • Naissance 19 Juil 1834, Paris
  • Mort 27 Sept 1917, Paris
  • Nationalité Français

Maurice Denis, Portrait du peintre Degas, huile sur toile, 33 x 24 cm, Troyes, musée d’Art moderne, Source : RMN-Grand Palais / Gérard Blot.

Portrait à l'huile d'Edgar Degas par le peintre Maurice Denis en 1906
Maurice Denis, Portrait du peintre Degas, huile sur toile, 33 x 24 cm, Troyes, musée d’Art moderne, Source : RMN-Grand Palais / Gérard Blot.
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  • Bibliographie

Edgar Degas, né Hilaire Germain Edgar de Gas le 19 juillet 1834 à Paris et mort le 27 septembre 1917 à Paris est un artiste peintre, graveur, sculpteur, mais aussi photographe. Fondateur de l’aventure des impressionnistes, son œuvre varié l’en détache, rendant sa place au sein du mouvement discutée par les historiens et les historiennes.

Edgar Degas, Portrait de l'artiste, 1855, huile sur papier marouflé sur toile, 81,3 x 64,5 cm, Paris, musée d'Orsay. Source : Musée d'Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt.

La difficulté à insérer Degas dans l’aventure impressionniste est perceptible dans les nombreuses études qui lui ont été consacrées. Maints auteurs ont en effet repris la grille interprétative de John Rewald [1], non sans difficulté, puisque cela revenait à tenter d’inscrire un artiste à la conception de l’art singulière dans un « mouvement » auquel il n’a appartenu que sur le mode de l’interdépendance et de l’échange. Cela renvoyait aussi à la question d’un Degas impressionniste, question que ses contemporains ont abordée dès les années 1870. Par la suite, les uns le perçurent comme un grand isolé, à la fois classique et moderne [2] tandis que d’autres l’inscrivirent résolument dans le mouvement impressionniste, à l’instar de Gustave Geffroy [3]. La question continua à hanter les esprits et, de Pierre Francastel à l’exposition Degas. Un peintre impressionniste ? [4], elle demeure en suspens, dans une sorte d’aporie. Quant à l’étiquette « réaliste » ou « naturaliste », elle paraissait tout aussi problématique puisqu’elle était entachée d’un rapport confus avec la littérature ou avec la peinture encouragée par les républicains dans les années 1880. Lors de la grande exposition Degas (1988), Douglas W. Druick et Peter Zegers ont néanmoins explicité le « réalisme scientifique » [5] de l’artiste dans les années 1874-1881 ; il s’agissait de lui rendre le seul drapeau qu’il avait revendiqué pour qualifier son art et d’analyser la spécificité de ses recherches à la fois techniques et formelles. Mais ce réalisme ne semblait appartenir qu’au seul Degas, dans un dialogue privé avec son ami Edmond Duranty. Il faudra « renoncer un jour au “mythe impressionniste”, pour rendre ce Degas chef d’école à son isolement d’artiste, comme Goncourt [6] », déclarait au même moment Jean-Paul Bouillon qui percevait son art comme un « post-réalisme ». Quant à Carol Armstrong, elle a appréhendé l’artiste par le prisme du paradoxe, en privilégiant son rapport avec certains écrivains [7]. De fait, tout au long de sa carrière, Degas a été perçu comme un artiste contradictoire, d’où une image kaléidoscopique qui esquisse les contours dissemblables d’une personnalité qui a résisté à la catégorisation.

Edgar Degas, Scène de guerre au Moyen-Âge, vers 1865, huile sur toile, 85 x 147 cm, Paris, musée d'Orsay. Source : RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Gérard Blot.

Un artiste étrange, préoccupé d’idées bizarres

Originaire de la grande bourgeoisie – venu d’Italie, son père est banquier et sa mère est issue d’une famille de négociants de La Nouvelle-Orléans -, Degas bénéficie d’une solide éducation : après l’obtention de son baccalauréat en 1853, il se forme dans des ateliers privés et renonce très tôt à concourir pour le prix de Rome. Son apprentissage demeure toutefois classique et ingriste en étant basé sur le dessin et la copie des grands maîtres, un apprentissage qu’il approfondit lors d’un séjour en Italie entre 1856 et 1859. À son retour à Paris, Degas se lance dans plusieurs projets de peintures d’histoire, tout en explorant les potentialités du portrait, avant de s’orienter définitivement vers la représentation de la vie moderne. Exposant régulièrement au Salon de 1865 à 1870, il ne connaît pas les affres d’un refus de ses envois par le jury mais force est de constater qu’il n’y trouve pas sa place : accueillis d’abord avec une relative indifférence (Scène de guerre au Moyen Âge, musée d’Orsay), ses envois suscitent ensuite des appréciations mitigées pour leur poésie étrange [8] (Portrait de Mlle E. F[iocre] ; à propos du ballet de la Source, Brooklin Museum ; Portrait de Madame Camus, National Gallery of Art). Après la guerre franco-prussienne, Degas remporte néanmoins un certain succès sur les cimaises des expositions de la Society of French Artists, organisées à Londres par Paul Durand-Ruel [9]. Il est alors perçu comme un artiste « bizarre » [10] qui s’intéresse à des types modernes, tels ceux de la danseuse et de la blanchisseuse, et excelle dans un art de la mise en scène à visée réaliste. En s’inspirant de la peinture hollandaise et anglaise, ainsi que d’arts mineurs comme ceux de la presse et de l’estampe, en traitant des spectacles de son temps, ceux des courses et de l’Opéra [11], Degas déconstruit les hiérarchies et retient l’attention pour ses effets de réel, ses cadrages inédits et sa capacité à saisir les expressions physionomiques et le mouvement. Il partage son ambition d’un art original avec d’autres peintres, tels Édouard Manet, Auguste Renoir, Camille Pissarro et Claude Monet, rencontrés à la fin des années 1860, qu’il retrouve régulièrement au café Guerbois puis à celui de la Nouvelle Athènes ; dans ce groupe, Degas s’y distingue par son esprit caustique, aux côtés de Manet avec qui il entretient une amitié forte, teintée de rivalité [12].

Trois danseuses en costume oriental autour d'un cheval au bord d'un ruisseau

Edgar Degas, Portrait de Melle E.F[iocre] ; à propos du ballet de La Source, 1867-1868, huile sur toile, 130,8 x 145,1 cm, New York, Brooklyn Museum. Source : The Brooklyn Museum, CC0, Public Domain.

Femme de profil dans la pénombre, tenant un éventail

Edgar Degas, Madame Camus, 1869-1870, huile sur toile, 72,7 x 92,1 cm, Washington, National Gallery of Art. Source : National Gallery of Art, CC0 Public Domain.

Une famille bourgeoise en calèche au premier plan d'un champ de course hippique

Edgar Degas, Aux courses, en province, 1869, huile sur toile, 36,5 x 55,9 cm, Boston, Museum of Fine Art. Source : Museum of Fine Art, CC0, Public Domain.

Un « réaliste », chantre de la « nouvelle peinture »

C’est sans ce dernier qu’il s’engage dans une aventure appelée à devenir célèbre : l’organisation d’une exposition indépendante par les membres d’une société coopérative dans les anciens ateliers du photographe Nadar en avril-mai 1874. S’il n’est pas à l’origine du projet, il compte parmi les vingt-deux fondateurs de la Société des Artistes Peintres, Sculpteurs, Graveurs et Lithographes et ne ménage pas ses efforts pour recruter de nouveaux membres en vue de l’exposition [13].  À ses yeux, le « mouvement réaliste » « doit se montrer à part. Il doit y avoir un Salon réaliste [14] ». Degas en fait la démonstration en exposant une petite dizaine d’œuvres parmi lesquelles Classe de danse (The Metropolitan Museum), Répétition de ballet sur la scène, Blanchisseuse (musée d’Orsay) et Aux Courses en province (Boston). Leur réception critique atteste alors de sa situation paradoxale : s’il est reconnu pour son talent, Degas est alternativement perçu comme un dessinateur « classique » ou à l’inverse un « intransigeant », avec le risque de se voir entraîné dans la réprobation à l’égard des « impressionnistes ».

Organisée dans les galeries Durand-Ruel en 1876, la « 2e exposition de peinture » ne lui permet pas de clarifier sa conception de l’art. Degas y montre une dizaine d’œuvres de genres et de styles différenciés, avec notamment Portraits dans un bureau (Nouvelle-Orléans) (Pau), Blanchisseuses (Norton Simon Museum) et une Salle de danse (The Phillips Collection), perçue le soir et traitée en grisaille, qui contraste avec l’approche coloriste de Coulisses (The Art Institute of Chicago). En ce sens, il s’intéresse désormais à la lumière sans pour autant se livrer à une peinture en plein air qu’il réprouve. Mais sa quête d’effets nouveaux n’est guère comprise dans la mesure où les interprétations dominantes privilégient l’opposition entre les dessinateurs et les coloristes. Il est toutefois considéré comme la personnalité centrale du groupe par Edmond Duranty lorsque ce dernier publie un essai titré La Nouvelle Peinture [15], un manifeste en faveur du réalisme. Au même moment, Degas occupe également une place centrale à Londres lorsqu’il participe à la Twelfth Exhibition of Pictures of Modern French Artists ; il y présente quatre œuvres sur le thème de la danse dont l’ambitieuse Classe de danse (musée d’Orsay), toutes acquises par l’amateur Henry Hill qui achète de surcroît L’Absinthe (musée d’Orsay). Des ventes qui concourent grandement à combler les dettes auxquelles l’artiste est confronté, du fait de la faillite de la banque familiale [16].

 

Trois danseuses en tutu jaunes vues dans la coulisse

Edgar Degas, Coulisses ou Danseuses se préparant pour un ballet, 1874-1876, huile sur toile, 73,5 x 59,5 cm, The Art Institute of Chicago. Source : The Art Institute, CC0, Public Domain.

Edgar Degas, Un bureau de coton à La Nouvelle-Orléans, 1873, huile sur toile, 73 x 92 cm, Pau, musée des Beaux-Arts. Source : RMN-Grand Palais / Thierry Ollivier.

Edgar Degas, Dans un café, dit aussi L'Abstinthe, 1875-1876, huile sur toile, 92 x 68,5 cm, Paris, musée d'Orsay. Source : RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt.

Edgar Degas, La classe de danse, entre 1873 et 1876, huile sur toile, 85,5 x 75 cm, Legs comte Isaac de Camondo, 1911, Paris, musée d'Orsay. Source : Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt.

Edgar Degas, Ballet, dit aussi L'étoile, 1876-1877, pastel sur monotype, 58,4 x 42 cm, Paris, musée d'Orsay. Source : Musée d'Orsay - RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt.

On ne saurait enfermer Degas dans une catégorie puisqu’à l’orée de la 3e exposition impressionniste, il évolue fortement, s’ouvrant résolument à la couleur et à de nouveaux processus créatifs, plus propices à la spontanéité que la méthode classique à laquelle il s’était astreint. Stimulé par les recherches de ses amis, prenant en compte la liberté et les contraintes engendrées par l’exposition indépendante, Degas s’oriente vers le monotype rehaussé de pastel, qui permet des variations sur un même thème. Grâce à ses observations dessinées et à son modelage de statuettes en cire, il s’attache également à saisir le mouvement aérien des danseuses (L’Etoile, musée d’Orsay) et à explorer d’inédits effets de cadrage, parfois inspirés par l’estampe japonaise. Il étoffe aussi ses terrains d’investigation en s’intéressant au café-concert, tout en poursuivant son évocation de mondes glauques, celui des prostituées des boulevards (Femme devant un café, le soir, musée d’Orsay) ou des abonnés de l’Opéra qui rodent, tels des ombres menaçantes, autour de jeunes danseuses. Enfin, Degas revient au nu ou plutôt à la nudité car ses figures sont saisies dans leurs gestes à la fois intimes et disgracieux, loin de tout idéal ou érotisme (Femme sortant du bain, musée d’Orsay). En dépit de ses sujets quelque peu scabreux, il est relativement épargné par la critique alors que celle-ci déverse un flot de réprobations sur les participants de l’exposition. Son traitement caricatural et réaliste de certaines œuvres contribue en effet à désamorcer les discours négatifs. En 1878, Théodore Duret prend alors acte de sa position marginale lorsqu’il rédige une brochure titrée Les Peintres impressionnistes. Claude Monet, Sisley, C. Pissarro, Renoir, Berthe Morisot [17] : en le considérant comme un dessinateur, il ne l’intègre pas dans ce mouvement.

Edgar Degas, Femme sortant du bain, vers 1876, pastel sur monotype, 16 x 21,5 cm, Paris, musée d'Orsay. Source : RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski.

Edgar Degas, Femmes à la terrasse d'un café, le soir, 1877, pastel sur monotype, 41 x 60 cm, Paris, musée d'Orsay. Source : RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski.

Edgar Degas, L'entremetteuse, vers 1880, monotype à l'encre noire, 16,1 x 11,8 cm (image) ; 24,2 x 14,3 cm (feuille), Paris, bibliothèque de l’INHA, collections Jacques Doucet. Source : Inha licence ouverte Etalab.

Degas naturaliste ?

Peu après avoir montré sans faux-semblants la prostitution sur les boulevards parisiens, Degas s’aventure dans des lieux plus secrets encore, celui des maisons closes ; en ce sens, il s’accorde avec les enquêtes romancées des écrivains naturalistes qui s’imposent alors sur la scène littéraire. L’artiste a ainsi laissé des dizaines de monotypes [18] sur lesquels il a mis en scène la nudité crue de femmes dont les corps sont à vendre, des corps dépeints dans toute leur expressivité, qui ne sont pas sans cautionner les clichés misogynes alors associés aux prostituées comme celui de l’animalité. Il ne faudrait pas pour autant percevoir Degas comme un artiste littéraire car il affirme toujours la dimension expérimentale et formaliste de son art. Il en donne une démonstration en 1879 et en 1880 lors des 4e et 5e expositions, présentées comme celles d’un « groupe d’artistes indépendants » et non plus « impressionnistes ». Ces deux événements réunissent principalement les proches de Pissarro et de Degas, tels Marie et Félix Bracquemond, Mary Cassatt, Jean-Louis Forain ou Henri Rouart. Degas y fait des envois particulièrement importants avec l’objectif d’imposer sa conception de l’art : dans le catalogue de 1879, il classe les œuvres par techniques pour attirer l’attention sur ses recherches plastiques (détrempe, pastel, peinture à l’essence) ; il renouvelle également l’art du portrait comme l’illustre celui de Duranty (Glasgow Art Gallery and Museum), au cadrage décentré. Les danseuses constituent toujours son thème de prédilection, propice à de multiples variations grâce à une individualisation accentuée de ses figures, des jeux sur la répétition d’un même motif ou un travail sur des formats horizontaux. Ce type de recherche s’inscrit dans sa réflexion sur les potentialités de l’art décoratif [19] dont atteste également la série d’éventails qu’il réalise en vue de l’exposition de 1879, aux côtés notamment de Pissarro et de Forain. Degas envisage aussi la création d’un périodique qui se serait appelé « Le Jour et la Nuit » et aurait réuni des estampes [20]. Ce projet n’aboutit pas mais il explique pourquoi maints artistes montrent des gravures à la 5e exposition.

 

Edgar Degas, Portrait d'Emond Duranty, 1879, gouache et pastel sur toile, 100 x 100,4 cm, Glasgow, Glasgow Art Gallery and Museum - Burrell collection. Source : Glasgow Museums CC BY-NC-4.0.

Gravure représentant Mary Cassatt de dos, visitant le Louvre

Edgar Degas, Au Louvre, Musée des Antiquités, Mary Cassatt, 1879, eau-forte, aquatinte, vernis mou et pointe sèche, IV/IX, 26,8 x 23,2 cm, Paris, bibliothèque de l’INHA, collections Jacques Doucet. Source : INHA, licence ouverte Etalab.

Edgar Degas, Petite danseuse de quatorze ans , entre 1921 et 1931, statue en bronze patiné, tutu en tulle, ruban de satin, socle en bois, 103,8 x 48,8 x 50 cm, Paris, musée d'Orsay. Source : Wikimedia / Filip42, CC BY.

À cette époque, la critique constate alors la perte de l’unité du groupe de 1877 et, minorée au départ, la question esthétique devient importante. En 1881, deux conceptions de l’exposition indépendante s’opposent. D’une part, Degas défend la présence d’artistes plus naturalistes comme Jean-François Raffaëlli, tout en s’opposant à Renoir et à Monet, qui sont revenus au Salon ; d’autre part, Gustave Caillebotte appelle de ses vœux une exposition plus « impressionniste » et cohérente sur le plan esthétique [21]. En définitive, c’est la ligne de Degas qui domine en 1881 lorsqu’une 6e exposition est organisée par ce dernier et Pissarro, sans Caillebotte, Renoir, Monet et Alfred Sisley. Degas n’est pas pour autant un chef d’école car il y affirme un réalisme provocateur qui l’isole : ses « Physionomies » de criminels et sa « Petite danseuse de quatorze ans », une statuette en cire présentée dans une vitrine à la manière d’un spécimen de Museum, choquent le public. Ce réalisme s’apparentera alors à une impasse pour des raisons tant esthétique que politique ou commerciale : il l’éloigne du groupe impressionniste – il ne participe pas à la 7e exposition en 1882 – et de la ligne promue par Durand-Ruel. Cette conception maintient aussi l’art dans la dépendance de la littérature et de la politique car le nouvel État républicain encourage une peinture sociale.

Femme nue de dos se séchant à l'aide d'une serviette sur les épaules

Edgar Degas, Femme se séchant, 1885, pastel sur papier, 80,1 x 51,2 cm, Washington, National Gallery of Art. Source : National Gallery of Art, CC0, Public Domain.

Un intransigeant de l’indépendance

Au lendemain de l’exposition de 1881, Edgar Degas se trouve dans une situation paradoxale : à la fois chef de bande et célèbre, il demeure pourtant un solitaire pudique et méfiant à l’égard de tous ceux qui seraient tentés de mettre des mots sur son art ; il conserve également un esprit aristocratique opposé à l’affairisme et à une réussite matérielle trop voyante. Degas se positionne alors comme un intransigeant de l’indépendance, qui refuse généralement de montrer ses œuvres au grand jour dans les expositions. Il accepte toutefois d’en présenter certaines à Londres en 1883 puis à New York en 1886 et en 1888, dans des manifestations organisées par Durand-Ruel qui vend une partie de ses « articles ». À ce principe, il fait également une autre exception en 1886 lorsqu’il participe à la « 8e exposition », qui peut être interprétée comme une démonstration d’indépendance à l’égard du marché. Essentiellement constitué de pastels, l’envoi de Degas s’y distingue : outre deux compositions sur les modistes, il montre une « suite de nus de femmes se baignant, se lavant, se séchant, s’essuyant, se peignant ou se faisant peigner ». Avec ces dessins intimistes, voire voyeurs, dénués de tout prétexte narratif, il renouvelle profondément le nu artistique, modernisé à l’aune d’un regard toujours attentif sur la peinture ancienne [22].

Edgar Degas, Autoportrait dans la bibliothèque, 1895, épreuve argentique à partir d'un négatif sur verre au gélatino-bromure d'argent, 11.9 x 16.7 cm, Cambridge (Mass.), Harvard Art Museums/Fogg Museum, Richard and Ronay Menschel Fund for the Acquisition of Photographs. Source : President and Fellows of Harvard College.

Degas classique et moderne

Degas continue de surprendre ses contemporains lorsqu’il accepte de montrer chez Durand-Ruel un ensemble de monotypes de paysage en 1892. Qualifiés d’« états d’yeux [23] » par l’artiste, ces œuvres évanescentes et suggestives font écho à la conception symboliste de l’art qui s’impose alors. Dans une logique toujours expérimentale, il aborde le noir et blanc de la photographie en 1895, se plaçant désormais lui-même derrière l’objectif [24]. S’il est perçu par quelques-uns comme un peintre à la fois classique et moderne [25].  il ne tarde néanmoins pas à être réintégré dans une histoire de l’impressionnisme à laquelle il ne saurait échapper. Degas inspire également maints personnages de roman et alimente une réputation de misanthrope sarcastique. Cette image est pourtant à nuancer : entouré d’amis encore fidèles au début de la décennie, il est également proche d’artistes plus jeunes comme Walter Sickert [26] ou Georges Jeanniot [27], tout en inspirant une nouvelle génération notamment représentée par Henri de Toulouse-Lautrec. Ses œuvres résonnent aussi plus étroitement avec celles de ses pairs, morts ou vivants, qu’il collectionne avec passion [28].

Au tournant du siècle, Degas traverse une longue et sombre vieillesse ; sombre du fait de sa position antidreyfusarde qui entraîne sa brouille avec ses plus proches amis, tels les Halévy ; sombre également car il est presque aveugle. La lumière sur son œuvre revient au gré de legs importants (Caillebotte ou Camondo) et au lendemain de sa mort lorsque son atelier et ses collections font l’objet de grandes ventes en 1918-1919, révélant des œuvres majeures comme La Famille Bellelli (musée d’Orsay) ou plus d’une centaine de sculptures en cire.

Edgar Degas, Portrait de famille dit aussi La famille Bellelli, entre 1858 et 1869, huile sur toile, 200 x 249,5 cm, Paris, musée d'Orsay. Source : Musée d'Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt.

Edgar Degas, Petite danseuse de quatorze ans , entre 1921 et 1931, statue en bronze patiné, tutu en tulle, ruban de satin, socle en bois, 103,8 x 48,8 x 50 cm, Paris, musée d'Orsay. Source : Wikimedia / Filip42, CC BY.

[1] John Rewald, Histoire de l’impressionnisme, Paris, Albin Michel, 1955, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Albin Michel, 1986.
[2] André Mellerio, « Degas », La Revue artistique, avril 1896, p. 67-70 ; Roger Marx, « Cartons d’artistes. Degas », L’Image, octobre 1897, p. 321-325 ; Camille Mauclair, « Artistes contemporains. Edgar Degas », Revue de l’art ancien et moderne, novembre 1903, p. 381-398 ; Robert de La Sizeranne, « Degas et l’impressionnisme », Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1917 ; Paul Lafond, Degas, Paris, H. Floury, 1919 ; Paul-André Lemoisne, Degas, Paris, Librairie centrale des Beaux-arts, 1912. Voir aussi : Claire Maingon, « La réception de l’œuvre de Degas en 1918 », in Félicie Faizand de Maupeou et Claire Maingon (dir.), Face à l’impressionnisme : réception d’un mouvement, 1900-1950, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2018, p. 29-42.
[3] Gustave Geffroy, « Degas », in La Vie artistique, troisième série, Paris, E. Dentu, 1894, p. 147-180.
[4] Pierre Francastel, L’impressionnisme, Paris, Denoël, 1974 ; Marina Ferretti Bocquillon, Xavier Rey (dir.), cat. exp. Degas. Un peintre impressionniste ?, Paris, Gallimard, Giverny, Musée des impressionnismes, 2015.
[5]  Douglas W. Druick, Peter Zegers, « Le réalisme scientifique, 1874-1881 », in cat. exp. Degas, Paris, RMN, 1988, p. 197-211.
[6]
Jean-Paul Bouillon, « L’impossible Degas », in Degas, Paris, Editions Adam Biro, 1988, p. 24.
[7] Carol Armstrong, Odd Man Out. Readings of the Work and Reputation of Edgar Degas, The University of Chicago Press, 1991.
[8]  Henri Loyrette, Degas, Paris, Fayard, 1991, p. 205-214.
[9]
Ronald Pickvance, « Degas’s Dancers, 1872-6 », The Burlington Magazine, juin 1963, p. 256-267.
[10] Edmond de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, texte intégral établi et annoté par Robert Ricatte, Paris, Fasquelle et Flammarion, 1956, rééd. Paris, Robert Lafont, collection Bouquins, 1989, à la date du 13 février 1874.
[11] Cat. exp. Degas à l’opéra, Henri Loyrette (dir.), Paris, musée d’Orsay/RMN – Grand Palais, 2019.
[12] Cat. exp. Manet Degas, Laurence des Cars, Stéphane Guégan, Isolde Pludermacher (dir.), Gallimard, musée d’Orsay, 2023
[13]
Catherine Méneux, « Une société coopérative pour une exposition indépendante », in Sylvie Patry, Anne Robin (dir.), cat. exp. Paris 1874 : inventer l’impressionnisme, Paris, musée d’Orsay, RMN – Grand Palais, 2024, p. 100-106 ; « S’allier au temps d’une République conservatrice. La Société des Artistes Peintres, Sculpteurs, Graveurs et Lithographes », Revue de l’art, n° 223, 2024-1, p. 8-23.
[14] Lettre de E. Degas à J. Tissot, [Paris, 27 mars ou 3 avril 1874], in The Letters of Edgar Degas. Bilingual edition, edited and annoted by Theodore Reff, New York, The Wildenstein Plattner Institute, 2020, vol. 1, p. 187.
[15] Edmond Duranty, La Nouvelle Peinture, à propos du groupe d’artistes qui expose dans les galeries Durand-Ruel, Paris, E. Dentu, 1876.
[16] Theodore Reff, « Degas in court », The Burlington Magazine, mai 2011, p. 318-325.
[17] Théodore Duret, Les Peintres impressionnistes, avec un dessin de Renoir, Paris, H. Heymann & J. Perois, 1878.
[18]
Cat. exp. Degas en noir et blanc. Dessins, estampes, photographies, Henri Loyrette, Sylvie Aubenas, Valérie Sueur-Hermel, Flora Triebel (dir.), Paris, BnF, 2023.
[19]
Marine Kisiel, La peinture impressionniste et la décoration, Paris, Le Passage, 2021.
[20] Cat. exp. Edgar Degas : the painter as printmaker, Sue Welsh Reed, Barbara Stern Shapiro (dir.), Boston, Little & Brown, 1984.
[21] Lettre de G. Caillebotte à C. Pissarro, 24 janvier 1881, in Marie Berhaut, Gustave Caillebotte, catalogue raisonné des peintures et pastels, Paris, Wildenstein Institute, 1994, lettre n° 23 p. 275.
[22] Cat. exp. Degas et le nu, George T. M. Shackelford, Xavier Rey (dir.), Paris, musée d’Orsay, Editions Hazan, 2012.
[23] « Quelques conversations de Degas notées par Daniel Halévy en 1891-1893 », in Lettres de Degas, recueillies et annotées par Daniel Guérin, Paris, Editions Bernard Grasset, 1945 ; rééd. 2011, p. 291-292.
[24]
Cat. exp. Edgar Degas photographe, Malcolm R. Daniel; Eugenia Parry; Theodore Reff; Sylvie Aubenas; William Olivier Desmond (dir.), Paris, BnF, 1999.
[25] Catherine Méneux, « Degas classique et moderne », in R. Froissart, L. Houssais, J.-F. Luneau (dir.), Du Romantisme à l’Art Déco. Lectures croisées. Mélanges offerts à Jean-Paul Bouillon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 183-197.
[26] Walter Sickert, « Degas », The Burlington Magazine, novembre 1917, p. 183-191, repris et traduit dans Edgar Degas in memoriam, suivi des Souvenirs de William Rothenstein. Traduit de l’anglais par Patrice Cotensin, Paris, L’Échoppe, 2017, p. 11-34.
[27] Georges Jeanniot, « Souvenirs sur Degas », Revue universelle, 15 octobre 1933, p. 150-174 ; 1er novembre 1933, p. 280-304, rééd. Paris, L’Échoppe, 2017.
[28] Cat. exp. The Private Collection of Edgar Degas, Ann Dumas, Colta Ives, Susan Alyson Stein, Gary Tinterow (dir.), New York, The Metropolitan museum of Art, 1997

 

Pour citer cet article

Catherine Meneux, « Edgar Degas », Impressionnisme.s [en ligne], mis en ligne le 17 Oct 2024 , consulté le 10 Feb 2025. URL: https://impressionnismes.fr/personalite/edgar-degas/

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  • John Sutherland Boggs, Henri Loyrette, Michael Pantazzi, Gary Tinterow

    Degas ((Paris, Grand Palais, 9 février-16 mai 1988 ; Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 16 juin-28 août 1988 ; New York, The Metropolitan Museum of Art, 27 septembre 1988-8 janvier 1989

    Paris, RMN, 1988

  • Henri Loyrette

    Degas

    Paris, Fayard, 1991

  • Theodore Reff

    The letters of Edgar Degas, bilingual edition, edited and annoted by

    New York, The Wildenstein Plattner Institute, 2020

  • Henri Loyrette, Sylvie Aubenas, Valérie Sueur-Hermel

    Degas en noir et blanc (cat.expo. Bibliothèque nationale de France, 31 mai – 3 septembre 2023

    Paris, Bibliothèque Nationale de France, 2023

  • Michel Schulman

    Le catalogue critique en ligne des peintures et des pastels d’Edgar Degas

    www.degas-catalogue.com

Edgar Degas, Portrait de l'artiste, 1855, huile sur papier marouflé sur toile, 81,3 x 64,5 cm, Paris, musée d'Orsay. Source : Musée d'Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt.
Edgar Degas, Scène de guerre au Moyen-Âge, vers 1865, huile sur toile, 85 x 147 cm, Paris, musée d'Orsay. Source : RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Gérard Blot.
Edgar Degas, Portrait de Melle E.F[iocre] ; à propos du ballet de La Source, 1867-1868, huile sur toile, 130,8 x 145,1 cm, New York, Brooklyn Museum. Source : The Brooklyn Museum, CC0, Public Domain.
Edgar Degas, Madame Camus, 1869-1870, huile sur toile, 72,7 x 92,1 cm, Washington, National Gallery of Art. Source : National Gallery of Art, CC0 Public Domain.
Edgar Degas, Aux courses, en province, 1869, huile sur toile, 36,5 x 55,9 cm, Boston, Museum of Fine Art. Source : Museum of Fine Art, CC0, Public Domain.
Edgar Degas, Coulisses ou Danseuses se préparant pour un ballet, 1874-1876, huile sur toile, 73,5 x 59,5 cm, The Art Institute of Chicago. Source : The Art Institute, CC0, Public Domain.
Edgar Degas, Un bureau de coton à La Nouvelle-Orléans, 1873, huile sur toile, 73 x 92 cm, Pau, musée des Beaux-Arts. Source : RMN-Grand Palais / Thierry Ollivier.
Edgar Degas, Dans un café, dit aussi L'Abstinthe, 1875-1876, huile sur toile, 92 x 68,5 cm, Paris, musée d'Orsay. Source : RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt.
Edgar Degas, La classe de danse, entre 1873 et 1876, huile sur toile, 85,5 x 75 cm, Legs comte Isaac de Camondo, 1911, Paris, musée d'Orsay. Source : Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt.
Edgar Degas, Ballet, dit aussi L'étoile, 1876-1877, pastel sur monotype, 58,4 x 42 cm, Paris, musée d'Orsay. Source : Musée d'Orsay - RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt.
Edgar Degas, Femme sortant du bain, vers 1876, pastel sur monotype, 16 x 21,5 cm, Paris, musée d'Orsay. Source : RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski.
Edgar Degas, Femmes à la terrasse d'un café, le soir, 1877, pastel sur monotype, 41 x 60 cm, Paris, musée d'Orsay. Source : RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski.
Edgar Degas, L'entremetteuse, vers 1880, monotype à l'encre noire, 16,1 x 11,8 cm (image) ; 24,2 x 14,3 cm (feuille), Paris, bibliothèque de l’INHA, collections Jacques Doucet. Source : Inha licence ouverte Etalab.
Edgar Degas, Portrait d'Emond Duranty, 1879, gouache et pastel sur toile, 100 x 100,4 cm, Glasgow, Glasgow Art Gallery and Museum - Burrell collection. Source : Glasgow Museums CC BY-NC-4.0.
Edgar Degas, Au Louvre, Musée des Antiquités, Mary Cassatt, 1879, eau-forte, aquatinte, vernis mou et pointe sèche, IV/IX, 26,8 x 23,2 cm, Paris, bibliothèque de l’INHA, collections Jacques Doucet. Source : INHA, licence ouverte Etalab.
Edgar Degas, Petite danseuse de quatorze ans , entre 1921 et 1931, statue en bronze patiné, tutu en tulle, ruban de satin, socle en bois, 103,8 x 48,8 x 50 cm, Paris, musée d'Orsay. Source : Wikimedia / Filip42, CC BY.
Edgar Degas, Femme se séchant, 1885, pastel sur papier, 80,1 x 51,2 cm, Washington, National Gallery of Art. Source : National Gallery of Art, CC0, Public Domain.
Edgar Degas, Autoportrait dans la bibliothèque, 1895, épreuve argentique à partir d'un négatif sur verre au gélatino-bromure d'argent, 11.9 x 16.7 cm, Cambridge (Mass.), Harvard Art Museums/Fogg Museum, Richard and Ronay Menschel Fund for the Acquisition of Photographs. Source : President and Fellows of Harvard College.
Edgar Degas, Portrait de famille dit aussi La famille Bellelli, entre 1858 et 1869, huile sur toile, 200 x 249,5 cm, Paris, musée d'Orsay. Source : Musée d'Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt.
Edgar Degas, Petite danseuse de quatorze ans , entre 1921 et 1931, statue en bronze patiné, tutu en tulle, ruban de satin, socle en bois, 103,8 x 48,8 x 50 cm, Paris, musée d'Orsay. Source : Wikimedia / Filip42, CC BY.